CLAUSEWITZ (K. von)

CLAUSEWITZ (K. von)
CLAUSEWITZ (K. von)

Le général prussien von Clausewitz n’a remporté que des batailles intellectuelles. Certes, après la défaite de la Prusse et de ses alliés devant Napoléon (Iéna, 1806), il participe à l’édification de la nouvelle armée prussienne: ami de Gneisenau, collaborateur de Scharnhorst, il fait partie de l’équipe des «réformateurs» qui réorganise l’administration et l’armée. Cette partielle «révolution par en haut» avait pour but de faire de la Prusse le centre d’une guerre de libération nationale: morcelée en petites principautés, envahie par Napoléon, l’Allemagne devait conquérir par les armes son unité et sa liberté. Le compromis entre les réformateurs bourgeois et la monarchie fut éphémère; c’est seulement après la mort de Clausewitz – et dans des conditions différentes – que l’armée prussienne devint l’instrument de l’unité allemande. Le fait d’armes le plus éclatant de Clausewitz est une trahison (il passe aux Russes pour combattre Napoléon, son propre roi et sa propre armée), son seul succès militaire est une négociation réussie (la reddition du corps prussien de la Grande Armée). Après 1815, inconnu, il ronge son frein, écrit De la guerre .

Ses vraies victoires seront posthumes mais éclatantes. Au XIXe siècle, l’état-major prussien applique ses leçons, mais également Engels qui fait partager son enthousiasme à Marx. Au XXe siècle, Jaurès reproche à l’état-major français de trop ignorer ce général prussien, tandis qu’en pleine guerre mondiale Lénine annote soigneusement De la guerre (1915); il se réclamera de cette autorité aux moments décisifs, lorsqu’il justifie sa rupture avec la IIe Internationale, établit sa stratégie insurrectionnelle, organise l’activité militaire et diplomatique du nouvel État soviétique. Après la Seconde Guerre mondiale, W. Hahlweg a montré comment les erreurs stratégiques des états-majors allemands (1914 et 1940) étaient liées à (voire justifiées par) une interprétation unilatérale et erronée de la leçon clausewitzienne. Les théoriciens de la stratégie nucléaire (dissuasion) retournent à Clausewitz, tandis que les marxistes montrent la filiation qui noue la guerre nationale et la guerre populaire, De la guerre (1831) et De la guerre prolongée (1938, Mao Zedong).

1. Une pensée universelle

La pensée de Clausewitz doit son universalité aux trois expériences fondamentales à partir desquelles elle s’élabore.

Trois expériences

La première expérience est celle du bouleversement radical qu’introduit dans l’art de la guerre une révolution politique et sociale: «Une force dont personne n’avait eu l’idée fit son apparition en 1793. La guerre était soudain devenue l’affaire du peuple et d’un peuple de 30 millions d’habitants qui se considéraient tous comme citoyens de l’État [...] La participation du peuple à la guerre, à la place d’un cabinet ou d’une armée, faisait entrer une nation entière dans le jeu avec son poids naturel. Dès lors, les moyens disponibles, les efforts qui pouvaient les mettre en œuvre, n’avaient plus de limites définies; l’énergie avec laquelle la guerre elle-même pouvait être conduite n’avait plus de contrepoids.»

La deuxième expérience est celle de l’ascension aux extrêmes, «forme absolue» de la guerre qu’inaugure Napoléon: «On pourrait douter de la réalité de notre notion d’essence absolue de la guerre si nous n’avions pas eu de nos jours la guerre réelle dans sa perfection absolue. Après la courte introduction de la Révolution française, l’impitoyable Bonaparte l’a vite poussée jusqu’à ce point. Avec lui, la guerre était conduite sans perdre un moment jusqu’à l’écrasement de l’ennemi, les contrecoups se suivaient presque sans rémission. N’est-il pas naturel et nécessaire que ce phénomène nous ait ramenés au concept originel de la guerre avec toutes ses déductions rigoureuses? [...] Ce sont justement les campagnes de 1805, 1806, 1809 et les suivantes qui nous ont rendu plus facile une conception de la guerre moderne absolue dans toute son énergie écrasante.»

La troisième expérience est celle de la supériorité des guerres défensives et populaires: Napoléon subit son premier échec en Espagne où la «guerre devint d’elle-même une affaire populaire», il s’effondre en Russie: la défense est «la forme de guerre la plus forte».

Selon qu’on privilégie telle ou telle de ces expériences fondamentales, on tire des conséquences différentes de la leçon clausewitzienne. Les états-majors bourgeois insistent sur la deuxième, d’où la «guerre éclair» des Allemands, ou l’«escalade» des stratèges américains. Jaurès, privilégiant unilatéralement la troisième, tend, comme la plupart des pacifistes libéraux, à interpréter le privilège de la défense en termes de morale, sous-estimant la force de l’offensive («la mécanique du coup droit») et l’avantage de la surprise («mystère stérile des états-majors»). Par contre, Lénine et Mao Zedong, distinguant stratégiquement guerres «justes» et guerres «injustes», réinterpréteront l’ensemble des trois expériences dans le contexte des luttes de classe au XXe siècle: la spécificité des guerres révolutionnaires (dissymétrie des adversaires, guerres injustes et guerres justes), leur caractère radical (guerre éclair et guerre prolongée) et leur caractère populaire (théorie du «poisson dans l’eau») se dégagent. Le triple caractère des guerres dites subver sives (guerre révolutionnaire, guerre prolongée, guerre du peuple) développe les trois expériences sur lesquelles Clausewitz a édifié sa théorie. On comprend, dès lors, l’admiration de Lénine pour Clausewitz: «Sur la philosophie et l’histoire de la guerre, c’est l’auteur le plus important.» Réciproquement, W. Hahlweg constate: «Lénine est le premier homme d’État qui ait fait valoir, dans le domaine de l’action politique, la pensée de Clausewitz; il a ouvert de nouvelles voies dans l’intelligence de la valeur et du poids de De la guerre

Une voix familière

La pensée de Clausewitz n’est pas facile. Pourtant le style est aisé, tout jargon soigneusement banni, l’auteur élimine toute barrière infranchissable entre la théorie du stratège et la pratique du chef militaire. «Lorsque la théorie porte la lumière d’une réflexion essentiellement critique dans le champ de la guerre tout entier», elle parle d’une voix familière, son langage «côtoyant en quelque sorte l’action de la guerre, et l’examen critique n’étant en définitive que la réflexion qui précède l’action». Clausewitz déteste les faux savants, pédants qui ont fait de la théorie la risée de tous les hommes d’action: «Cela n’aurait jamais pu se produire si, par un langage simple et en considérant naturellement les choses qui constituent la conduite de la guerre, la théorie s’était attachée à établir ce qui peut en être établi [...], si elle avait marché la main dans la main avec ceux qui sont chargés en campagne de diriger les affaires avec les ressources de leur propre esprit.» Simple, l’expression chez Clausewitz est également précise, les seuls obstacles de vocabulaire rencontrés tiennent à l’imprécision équivoque des traductions.

Une architecture serrée

La difficulté n’est pas de style, mais de construction. De la guerre pendant dix ans fut sans cesse remis en chantier, l’œuvre est posthume, seule la rédaction des chapitres I et II du livre I était considérée comme définitive par l’auteur. Ils doivent être lus d’abord, avec le livre VIII qui fut également rédigé à la fin de la vie de Clausewitz. La compréhension de ces textes commande la lecture du reste de l’ouvrage. Faute de saisir la logique qui gouverne l’ensemble de l’œuvre, on risque de vouloir tirer des recettes arbitraires de telle ou telle remarque isolée. Pour s’être ainsi fourvoyés, maints commentateurs ont manqué la cohérence de l’ensemble. Ils avaient pourtant été prévenus par l’auteur lui-même qui écrivait en préface: «L’investigation et l’observation, la philosophie et l’expérience ne doivent jamais se mépriser ni s’exclure mutuellement; elles sont garantes l’une de l’autre. Les propositions du présent ouvrage et l’architecture serrée de leur nécessité interne reposent sur l’expérience, ou sur le concept de guerre lui-même comme point de repère extrême, de sorte qu’elles ne sont point sans fondement.»

Cette «architecture serrée» doit nouer rationnellement les trois expériences fondamentales à partir desquelles raisonne Clausewitz: la Révolution française a transformé la nature de la guerre, Napoléon la manière de la faire, les guerres populaires de défense (Espagne, Russie) ont introduit la réplique au Blitzkrieg napoléonien. La théorie clausewitzienne découvre l’unité de ces trois expériences. Entre divers types de guerres, comme entre adversaires aux motivations différentes, il y a quelque chose de commun: la guerre. La réflexion (théorie, stratégie) qui construit ce «concept de guerre» ne doit pas se confondre avec des réflexions (morales, politiques ou techniques) sur les différentes guerres: la réflexion stratégique est autonome, Clausewitz enseigne à penser la guerre en tant que guerre. Ce faisant, il découvre que la guerre n’est pas seulement pensable mais également maîtrisable par un calcul stratégique évaluant la force de la défense, qui règle le cours de la guerre, lequel dépend à son tour de la mobilisation politique du peuple.

2. De la guerre

Penser la guerre

La théorie

Apparemment, toute guerre est chaos, désordre incompréhensible. Essentiellement, la guerre est ordre, calcul. La théorie de la guerre permet de retrouver, sous l’apparence du désordre, la vérité de l’ordre qui éclaire l’origine et le cours d’une guerre, ainsi que le désordre dans lequel elle se manifeste.

Chaque guerre est originale; pour gagner une guerre, il faut la penser dans le cadre de ses caractères particuliers. Toutes les guerres ont des traits communs que la théorie interroge. Une guerre n’est pas un phénomène opaque, elle peut être éclairée sous trois angles: politique (pourquoi combat-on?), stratégique (comment combat-on?), social (qui combat?). Dans toute guerre se retrouvent ces trois aspects. Clausewitz constate qu’ils varient ensemble: la révolution bourgeoise (sociale et politique) est accompagnée d’une révolution dans la stratégie militaire. La liaison de ces trois aspects se manifeste dans l’unité de l’acte de guerre.

Toute guerre a un commencement et une fin: victoire, défaite ou trêve (pouvant devenir paix dans un équilibre des forces supposées). L’importance d’une bataille ne dépend pas seulement de son ampleur, des gains et des pertes matériels, mais d’abord et essentiellement de sa place dans l’ensemble de la guerre (ou acte de guerre), de sa capacité d’entraîner la fin de la guerre (exemple: Valmy). Dans la guerre, l’importance des facteurs que Clausewitz nomme moraux (idéologiques, politiques, sociaux) est extrême, mais ce rôle, comme celui de la bataille, doit être compris dans l’acte de guerre considéré dans son ensemble; les facteurs moraux jouent dans la mesure où ils avantagent un adversaire par rapport à l’autre: «La guerre est une lutte qui consiste à sonder les forces morales et physiques au moyen de ces dernières.»

Pour juger de l’importance des batailles et de la puissance des forces matérielles et morales, il faut considérer l’acte de guerre dans son entier. Cette vision globale s’intitule stratégie. La tactique est l’art d’organiser et de disposer ses forces pour gagner une bataille. La stratégie est l’art de mobiliser ses forces, d’organiser et de disposer ses batailles pour gagner la guerre.

Théorie et pratique stratégique

Un état-major exprime sa stratégie à travers son plan de guerre et sa conduite des opérations. La pratique stratégique doit établir un bon plan de guerre, elle suppose une «virtuosité naturelle». La théorie peut éclairer mais non remplacer la pratique stratégique: «Ce que fait le génie, voilà la plus belle de toutes les règles, et ce que la théorie peut faire de mieux, c’est montrer pourquoi et comment il en est ainsi.»

Entre théorie et pratique, point d’infranchissable fossé: un chef militaire délibère (bien ou mal), calcule ses forces et celles de l’ennemi; la théorie établit les catégories générales de ce calcul et de cette délibération. «Il n’y a pas d’activité de l’intelligence humaine sans une certaine quantité de notions, et ces notions pour la plupart ne sont pas innées mais acquises et constituent notre savoir.» Pratique et théorie parlent la même langue. Le stratège considère l’ensemble des batailles dans une guerre, le théoricien compare l’ensemble des guerres. Par là, ce dernier peut définir les caractères généraux et les traits distinctifs des différents types de guerre et de stratégie.

Le caractère distinctif des guerres, qui les sépare d’autres relations entre nations ou classes, c’est l’usage de la violence; l’épreuve de force s’affirme principal moyen de trancher et d’emporter la décision: «En guerre, on ne dispose que d’un seul moyen, l’engagement.» Qu’il soit recherché immédiatement (stratégie offensive) ou qu’il soit volontairement différé (stratégie défensive), l’engagement est à l’horizon de tout calcul: «La destruction des forces ennemies est la pierre de touche de toute action de guerre, l’ultime support de toutes combinaisons qui reposent sur elle comme l’arche sur ses points d’appui.»

Fin politique et but militaire

Savoir rassembler ses forces, tout subordonner à la nécessité d’obtenir une victoire décisive, telle est la condition première de toute stratégie efficace et rationnelle. Chaque guerre est recherche de la décision, le moyen de cette décision est l’épreuve de force (réelle ou potentielle). «Cette unicité du moyen constitue un fil que nous suivons des yeux, qui parcourt toute la trame de l’activité militaire et qui de fait en assume la cohésion.» L’unité de l’acte de guerre est déduite du rôle central de l’engagement.

La nécessité de se référer à l’épreuve de force pour l’emporter sur l’adversaire détermine le «but militaire» de la guerre: désarmer l’ennemi. «Le désarmement est par définition le but proprement dit des opérations de guerre.» La volonté stratégique de désarmer l’adversaire est celle qui parle dans le «plan de guerre» qui coordonne les opérations.

La fin politique d’une guerre est d’imposer sa volonté politique à l’adversaire. Cette volonté s’exprime dans le «plan de paix» qu’on impose à la fin de l’acte de guerre. Clausewitz distingue soigneusement but militaire (Ziel ) et fin politique (Zweck ): si la guerre est l’instrument de la politique, cet instrument possède des caractères propres et un usage spécifique. «La fin politique ne gouverne pas despotiquement, elle doit s’adapter à la nature des moyens dont elle dispose, ce qui l’amène souvent à se transformer complètement.»

Les fins politiques que se donnent des adversaires peuvent être hétérogènes, plus ou moins radicales, etc. Mais le but stratégique (désarmer, ne pas être désarmé) est visé par les deux camps. Le croisement de ces visées (stratégie) détermine le rapport des forces.

Le rapport des forces

Il se manifeste dans le croisement de deux stratégies, opéré dans le temps.

La guerre, un duel

La guerre est un duel, elle «repose sur l’action incessante que les deux camps exercent l’un sur l’autre». Cette proposition distingue deux pratiques: la lutte de l’homme contre la nature (jeux de probabilités), la lutte de l’homme contre l’homme (jeux stratégiques). Dans la première, nous devons prévoir la réaction de la chose sur laquelle nous agissons; dans la seconde, il ne suffit pas de prévoir la réaction, il faut prévoir la possibilité qu’a l’adversaire de modifier cette réaction en fonction de l’idée qu’il se fait de nous: l’ennemi aussi cherche à nous prévoir. La pratique stratégique est nécessairement action réciproque, duel. Deux camps ennemis se battent pour des fins politiques différentes, ils ont le même but stratégique. Prévoir l’adversaire, c’est tenir compte de l’identité de son but et du nôtre: gagner par les armes, désarmer l’adversaire. D’où l’inévitable ascension aux extrêmes.

Chaque plan de guerre doit parer aux moyens les plus violents que l’adversaire peut faire jouer: «Celui qui ne recule devant aucune effusion de sang prendra l’avantage sur son adversaire si celui-ci ne fait pas de même.» Tenter de tout prévoir, c’est compter sur le pire: «Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les erreurs dues à la bonté d’âme sont précisément la pire des choses [...] Tant que je n’ai pas abattu l’adversaire, je peux craindre qu’il ne m’abatte.» Chaque adversaire procède à un calcul analogue, chacun prévoit le pire et prévoit que l’autre prévoit. Les deux adversaires sont en opposition absolue, chacun veut désarmer l’autre, ne serait-ce que pour ne pas l’être soi-même. Leurs plans de guerre se croisent comme des épées. Cette action réciproque fait naître l’ascension aux extrêmes de la violence. La «passion» et la «folie belliqueuse» que condamnent les moralistes n’expliquent pas l’exacerbation des conflits: la prudence et la conduite rationnelle suffisent, qui mènent au même résultat.

La forme absolue de la guerre

La guerre n’admet pas de philanthropie; pour battre un adversaire, toutes les ressources sont mises en jeu, sinon lui les utilisera et vaincra. Il est normal que la guerre tende à devenir de plus en plus radicale: «C’est au cours des guerres de la Révolution et surtout au cours des campagnes de Napoléon que la guerre a atteint ce degré d’acuité que nous considérons comme sa loi naturelle et élémentaire.» Chaque adversaire tente de tourner à son profit la violence extrême, il l’emploie s’il veut vaincre: «Cette acuité est donc possible, et du moment qu’elle est possible, elle est nécessaire.» L’ascension aux extrêmes fait passer du possible au nécessaire, la possibilité stratégique d’employer une violence victorieuse entraîne la nécessité de l’employer («de peur que l’autre ne l’emploie»). C’est une logique qu’on retrouve dans la course aux armements, dans la théorie de l’escalade, etc.

Le problème de la limitation des guerres

Toutes ne sont pas extrêmes, l’histoire offre nombre de guerres limitées. Clausewitz explique ces limites de deux façons: si les adversaires ne recourent pas à la violence extrême, c’est soit qu’ils ne le peuvent pas socialement, soit qu’ils ne le peuvent pas stratégiquement.

1. Clausewitz étudie les guerres européennes limitées aux XVIIe et XVIIIe siècles: se gardant d’ébranler les fondements de leur pouvoir (et ne concevant point cette possibilité), les princes se volaient villes et territoires sans cependant se détrôner; au contraire de ce qui s’est passé pendant les guerres de la Révolution: «On doit attribuer les faits nouveaux qui se manifestent dans le domaine militaire bien moins aux inventions et aux idées militaires nouvelles qu’à ce changement de l’état social et des rapports sociaux.» C’était une complicité sociale inconsciente entre adversaires politiques qui avait limité les guerres de l’Europe monarchique. Lénine tiendra le même raisonnement au sujet de l’Europe bourgeoise de 1914, la Première Guerre mondiale fut une boucherie mais elle demeura limitée: aucune bourgeoisie adverse ne voulut – ni ne put – désagréger l’armée opposée par l’agitation révolutionnaire, aucune ne tenta de se défendre par une guerre du peuple (partisans...). L’opposition États-Unis-U.R.S.S. fait apparaître les mêmes phénomènes de concurrence stratégique et de complicité sociale.

2. Deux armées sont face à face, «elles doivent s’entre-dévorer sans répit tout comme l’eau et le feu ne s’équilibrent jamais». La logique de l’ascension s’impose: «Il faudrait donc que l’acte de guerre, comme une horlogerie bien remontée, perpétue toujours son propre mouvement.» Reste une cause qui, «telle un cran d’arrêt, bloque les rouages et amène de temps en temps une suspension complète, c’est la supériorité de force de la défense».

Clausewitz distingue deux «formes» de guerre: la guerre offensive (Napoléon) et la guerre défensive (Espagne, Russie). Il y a un privilège de la guerre défensive qui peut bloquer la guerre offensive: de là un cran d’arrêt à l’ascension aux extrêmes. «On voit donc que la force d’impulsion qui réside dans la polarité des intérêts peut se perdre dans la différence entre la force de l’attaque et celle de la défense.»

L’équilibre des forces

Deux forces adverses strictement égales n’existent pas, car l’égalité physique ou quantitative ne peut être estimée par anticipation. Comment mesurer, hors le champ de bataille, la valeur respective des chefs, des soldats? Deux adversaires semblent donc incapables de s’équilibrer réciproquement et par là d’éviter l’ascension aux extrêmes. Seule l’inégalité de la guerre offensive et de la guerre défensive permet de fonder un équilibre des forces (trêve, paix, etc.), elle ne postule pas l’égalité des forces, mais la dissymétrie des formes de guerre. L’avantage qu’a le combattant qui se défend sur son propre terrain peut équilibrer et tempérer les velléités offensives de chaque adversaire.

Le calcul stratégique

Si l’ascension aux extrêmes ne pouvait être bloquée par la supériorité de la défense, aucune prévision stratégique ne pourrait être rationnellement fondée, aucune conduite motivée. Chacun, par prudence, volerait aux extrêmes le plus vite possible pour devancer l’autre. La dissymétrie de l’attaque et de la défense introduit la possibilité de calculer et d’organiser ses forces en vue soit de consolider, soit de rompre cet équilibre. La supériorité «naturelle» de la guerre de défense suppose une exploitation politique, sociale et militaire de cet avantage initial. Réciproquement, l’agresseur peut essayer d’annuler le désavantage d’avoir à combattre sur le terrain de l’adversaire. Le compte stratégique s’inaugure alors. La dissymétrie des formes de guerre donne à la stratégie son caractère rationnel et permet d’éviter le jeu de miroirs auquel condamnerait l’ascension aux extrêmes. Si l’on élimine ce privilège potentiel de la défense, le raisonnement stratégique devient infini et indécidable, c’est le cas de la théorie de la dissuasion nucléaire: «La légitime défense devient particulièrement compliquée si nous avons à nous soucier de ce que l’autre peut tirer sur nous pour nous empêcher de tirer sur lui pour l’empêcher de tirer sur nous» (T. C. Schelling).

La guerre et la politique

La guerre, continuation de la politique

«La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens.» La proposition de Clausewitz, devenue proverbe, est souvent incomprise. Le rapport de la guerre à la politique ne se laisse pas réduire au rapport du moyen et de la fin. La guerre a son but (Ziel ) propre et la fin politique doit en tenir compte: «Dans la guerre, tout est soumis à cette loi suprême qu’est la décision par les armes; que l’ennemi y recoure effectivement et on ne saurait récuser un tel appel, et par conséquent le belligérant qui veut s’engager dans une autre voie doit être sûr que l’adversaire n’aura pas recours à cet appel, sous peine de perdre sa cause devant ce tribunal suprême.» Le rapport guerre-politique n’est, en son fond, pas un rapport moyen-fin mais un rapport complexe: but (militaire) - fin (politique).

En particulier, le calcul stratégique possède une cohérence spécifique. Il ne se laisse pas simplement déduire des exigences de la fin politique. La théorie mathématique des jeux formalisera, un siècle plus tard, cette cohérence: la perspective de l’ascension aux extrêmes enferme les adversaires dans un «jeu à somme nulle» dans lequel la dissymétrie de la guerre offensive et de la guerre défensive permet d’établir des conditions d’équilibre relatif. Cette rationalité de la stratégie est commune à Clausewitz, à Mao Zedong et à la théorie des jeux.

Signification du primat de la guerre défensive

Si une guerre défensive peut être «la forme de guerre la plus forte», c’est uniquement dans la mesure où elle est capable politiquement d’exploiter son avantage naturel. L’avantage du terrain et de l’espace suppose la politisation de la population: le roi de Prusse, sur le conseil des «réformateurs», édicta le premier décret officialisant la guerre des partisans. L’avantage du temps suppose la mobilisation politique progressive du peuple. Clausewitz concluait au XIXe siècle que, pour qu’une guerre de défense l’emporte, il faut qu’elle soit populaire et prolongée, donc nationale («peuple en armes»). Mao Zedong écrit en 1967: «Pour que la guerre du peuple soit invincible, il la faut populaire et prolongée, donc nationale et révolutionnaire» (guerre «anti-impérialiste» ou de «démocratie nouvelle»).

Toute guerre est politique

Le primat de la politique ne s’exerce pas sur la guerre mais dans la guerre elle-même, à travers le primat de la défense. Contre Napoléon, l’Espagne et la Russie; contre Hitler, la Russie; contre les Américains, le Vietnam: illustration du privilège politique de la défense.

Au défi technique des offensives éclair de Napoléon, Clausewitz a répondu par la théorie des guerres défensives, nationales et populaires. Avant lui, Machiavel avait démontré que les nouvelles techniques de la «guerra corta et grossa » (Charles VIII) pouvaient être bloquées par une guerre nationale italienne. Après lui, Mao Zedong montra que, devant la guerre du peuple, l’arme nucléaire peut devenir «tigre de papier». Secrète parenté des trois stratégies: pensant rigoureusement la guerre, ils découvrent, en son fond, le primat de la politique sur la technique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем написать реферат

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Clausewitz, Carl von — (1780–1831)    A Prussian general and military theorist, Clausewitz is best known for his magnum opus, On War. Born at Burg, near Magdeburg, Clausewitz joined the Prussian army in 1792 as a cadet and served on the Rhine front against the French… …   Encyclopedia of the Age of Imperialism, 1800–1914

  • Clausewitz, Carl von — ▪ Prussian general Introduction in full  Carl Philipp Gottlieb von Clausewitz  born June 1, 1780, Burg, near Magdeburg, Prussia [Germany] died Nov. 16, 1831, Breslau, Silesia [now Wrocław, Pol.]  Prussian general and military thinker, whose work… …   Universalium

  • Clausewitz,Karl von — Clau·se·witz (klouʹzə vĭts), Karl von. 1780 1831. Prussian army officer and military theorist who proposed the doctrines of total war and war as an instrument of policy. His treatise On War was published posthumously (1833). * * * …   Universalium

  • Clausewitz, Karl von — ► (1780 1831) General alemán. Autor del tratado De la guerra, obra clásica del arte militar …   Enciclopedia Universal

  • CLAUSEWITZ, KARL VON —    a Prussian general, born at Burg; distinguished himself against Napoleon in Russia in 1812; an authority on the art of war, on which he wrote a treatise in three volumes, entitled Vom Krieg (1780 1831) …   The Nuttall Encyclopaedia

  • Clausewitz — Clausewitz, Karl von …   Enciclopedia Universal

  • Clausewitz — Clausewitz,   Carl von, preußischer General und Militärschriftsteller, * Burg bei Magdeburg 1. 7. 1780, ✝ Breslau 16. 11. 1831; trat 1792 in die preußische Armee ein, nahm am Rheinfeldzug 1793/94 teil. Clausewitz gehörte seit 1808 zum Kreis der… …   Universal-Lexikon

  • Clausewitz — Clausewitz, Karl von, preuß. General und Militärschriftsteller, geb. 1. Juni 1780 in Burg, gest. 16. Nov. 1831 in Breslau, trat 1792 in die preußische Armee, kämpfte 1793 und 1794 am Rhein, besuchte 1801–1803 die Berliner Akademie für junge… …   Meyers Großes Konversations-Lexikon

  • Clausewitz — Clausewitz, Karl von, geb. 1. Juni 1780 zu Burg, machte alle Feldzüge von 1793–1815 mit, einer der Männer, die sich würdig an Blücher, Scharnhorst, Gneisenau u. A. anreihen, nie vor franz. Uebermuthe sich beugend, auf die jede andere Nation stolz …   Herders Conversations-Lexikon

  • Clausewitz — Clausewitz, Karl von, preuß. General, geb. 1. Juni 1780 zu Burg, zuerst in preuß., 1812 14 in russ., seitdem wieder in preuß. Dienst, 1818 Direktor der Allgemeinen Kriegsschule, 1830 Inspektor der Artillerie, gest. 16. Nov. 1831 zu Breslau als… …   Kleines Konversations-Lexikon

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”